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Le CERN, ce sacré vaisseau

Depuis plus de soixante ans, «l’accélérateur de science» tente de trouver des réponses aux plus grandes énigmes de la nature. Retour sur la création d’un lieu de recherche hors normes, catalyseur de tous les imaginaires

Pour le CERN, il est primordial de continuer à faire des recherches sur des objets dont on ignore tant la nature que l’utilité future. — © Andri Pol
Pour le CERN, il est primordial de continuer à faire des recherches sur des objets dont on ignore tant la nature que l’utilité future. — © Andri Pol

Utopies d'hier, d'aujourd'hui et même du futur: la Suisse regorge de ces lieux qui ne tiennent pas forcément compte des vicissitudes de la réalité. «Le Temps» vous les fait découvrir du 16 au 20 juillet.

Episodes précédents: 

En 1967, le philosophe Michel Foucault forge un de ses concepts phares: les hétérotopies, qu’il définit comme les localisations physiques de l’utopie. Il recense ainsi plusieurs espaces concrets qui hébergent l’imaginaire, et qu’on trouve dans toutes les sociétés. Ce sont le jardin, la cabane d’enfant, la prison, le musée, le théâtre ou encore le navire, qui est, selon lui, l’hétérotopie par excellence.

Foucault les décrit comme ayant toujours en commun le fait de réunir plusieurs éléments disparates; d’être à la fois ouverts et clos, puisque l’on n’y accède que sous certaines conditions; d’avoir une fonction spécifique – de l’ordre de l’illusion ou de la perfection – et d’obéir à des règles qui leur sont propres, contraires au système dans lequel ils prennent place. La notion du temps, enfin, y est instantanément autre, changée. Ces lieux sont, en somme, comme «hors du temps et nulle part».

© CERN
© CERN

Fondé en 1954, le CERN est un navire d’un autre genre, qui ne cesse de s’enfoncer dans les zones d’ombre de la connaissance, et dont l’utopie serait de vouloir comprendre la réalité de la nature. L’esprit hautement communautaire dans lequel il se construit en est une autre, puisque l’extraordinaire collaboration des Etats et des scientifiques depuis plus de soixante ans est unique en son genre. Une parfaite hétérotopie mondialisée.

Une aventure démocratique

Aux abords de la petite Genève internationale d’après-guerre, il faut imaginer la bourgade de Meyrin, dont subsistent quelques vestiges du charme d’antan entre les barres d’immeubles et les zones industrielles. C’est dans sa belle campagne environnante qu’une poignée d’administrateurs et de scientifiques éclairés décident d’implanter le plus grand centre de recherche expérimentale du monde. Il fut alors question de défricher des territoires, celui du plancher des vaches, avant celui de la connaissance scientifique.

© CERN
© CERN

L’Europe est à genoux, et la volonté d’instaurer une communauté européenne face aux géants russe et américain n’en est qu’à ses balbutiements. La neutralité helvétique ne fut pas choisie par hasard: elle permit d’affirmer dès le départ des valeurs résolument pacifiques. La convention élaborée par le Conseil européen de la recherche nucléaire – d’où l’acronyme CERN qui est resté – fut signée à l’Unesco après qu’une laborieuse campagne de communication eut fini de convaincre la population genevoise de la nécessité d’accueillir cet altermonde, une véritable aventure humaine qu’on se plaît toujours à hisser au rang de symbole de la démocratie, et où se jouent de grands enjeux fondamentaux, scientifiques avant tout, mais aussi politiques et économiques.

Le but de cette organisation hors du commun? «Faire avancer la science et l’application industrielle et médicale de l’énergie atomique», et donc «créer un laboratoire permettant d’élaborer des outils capables de transformer l’énergie électrique en corps minuscules (les particules) pour obtenir une vitesse lumière». Rien à voir avec l’armement, vraiment, ne cessera-t-on jamais de devoir répéter.

Modèle social et bien commun

Le CERN fut entièrement sur territoire suisse jusqu’en 1965, avant de s’élancer dans le Pays de Gex frontalier. D’une superficie de 600 hectares, il est aujourd’hui devenu un Etat au cœur des Etats, avec sa dizaine de milliers de collaborateurs venus de 120 pays, son broken english de travail, son corps de pompiers, ses routes aux noms illustres, ses bornes à vélos, sa poste et ses petits commerces, sa garderie, et sa propre frontière.

© CERN HANDOUT
© CERN HANDOUT

Une sorte d’ambassade du monde scientifique aussi, puisque son accès est hautement sécurisé et qu’il bénéficie d’une certaine immunité. L’organisation possède ses propres lois (salariales notamment) qui doivent être validées par ses 20 Etats membres. A l’interne, la multiplicité des savoirs nécessaires au bon fonctionnement d’un tel organisme a fait naître une hiérarchie non pyramidale, puisque chaque secteur doit s’en remettre au savoir-faire hyperspécialisé de ses collaborateurs.

Par la force des choses, le CERN est aussi devenu le poumon vert de la région, car la précision des expériences qui y ont cours demande une parfaite maîtrise et stabilité de son territoire. Sur le site de Meyrin, on ne coupe pas un arbre sans une étude approfondie des conséquences que cela entraîne. A ce jour, il est un des terrains les plus étudiés d’Europe, une plus-value que l’on soupçonne rarement, mais qui préserve la biodiversité en surface, tout en contribuant à faire avancer d’autres sciences, dont la géologie.

Un défi technologique

Les chambres à bulles, ses premiers détecteurs de particules aux allures de scaphandres, s’élèvent ici et là sur les pelouses élimées du CERN comme des statues érigées à la gloire des avancées menées. Les bâtiments souvent vétustes et leurs bureaux qui ressemblent à des classes enfantines d’un autre temps contrastent avec la haute technologie déployée en sous-sol, à 100 mètres de profondeur.

Prévu dans les années 1980, lancé en 2010, le Large Hadron Collider (LHC) est l’instrument technologique le plus complexe jamais réalisé par l’homme. Sept mille tonnes, le poids de la tour Eiffel en ferraille. Il s’agit en fait d’un gigantesque microscope à même d’observer l’immensément petit. Dans un tunnel circulaire de 27 kilomètres coincé entre le lac et le Jura, entre la molasse de la plaine et le calcaire des montagnes, cet accélérateur entrechoque des milliards de protons dans l’espoir de faire émerger d’autres particules, selon le principe de la célèbre formule d’équivalence entre la masse et l’énergie d’Einstein E = mc². La violence des collisions chauffe le vide quantique et l’énergie ainsi déployée crée de la masse, soit des particules parfois disparues, dont les traces sont capturées et méticuleusement étudiées afin de comprendre le fonctionnement de la structure de la matière.

Lire aussi:  Le LHC en quête de lumière

Le LHC fut principalement réalisé pour rechercher le boson de Higgs, cette «goddamn particle!» («satanée particule!»), pièce maîtresse d’une véritable cathédrale théorique restée longtemps improuvable expérimentalement. Certains ne cessent de l’appeler «la particule de Dieu» à cause d’une malencontreuse traduction de l’exclamation d’un physicien qui fut largement médiatisée – ce qui a le don d’agacer toute la communauté scientifique. L’existence de cette particule de liaison fut – grand soulagement et Prix Nobel – confirmée en 2012, soit près de cinquante ans après avoir été découverte en théorie, et plus de vingt ans après le début du montage de l’appareil qui fut nécessaire pour l’observer.

Au CERN, on recherche les lois invariantes de la nature avec tant d’efforts qu’il peut, localement, donner l’illusion de la surpasser. En effet, le soleil paraît bien doux avec ses 20 millions de degrés face aux 10 millions de milliards du faisceau du LHC, fin comme un cheveu, devenu l’élément le plus chaud de notre galaxie. Tout comme les -81°C du pôle Nord en comparaison des -271°C au cœur de la machine, l’endroit le plus froid de la planète. Quant aux aimants qui canalisent ses expériences, ils produisent un champ magnétique 100 000 fois plus puissant que celui de la Terre.

Rassurer les réfractaires

Certains parlent aujourd’hui de créer de nouveaux grands appareils, dont un accélérateur linéaire de 100 kilomètres entre Lausanne et la vallée du Rhône, et tous, avec la passion qui les anime, de continuer tant que l’on peut à percer les mystères de la nature, puisque nous ne connaissons encore que 5% de ce qui la constitue fondamentalement. Si les théories mathématiques ne cessent de s’échafauder, on sait déjà que certaines d’entre elles resteront impossibles à prouver, puisque les tester demanderait une encore plus haute énergie, et donc des machines que l’humanité n’a pas (a priori?) la capacité de produire.

On devine ainsi le miracle que représente la coalition du milieu scientifique et ses acteurs politiques et financiers, puisque ces derniers travaillent le plus souvent à des horizons de trois à cinq ans ou exigent un retour sur investissement immédiat. Il faudra toujours défendre, expliquer, tenter de vulgariser la science qui s’y déploie afin de rassurer les réfractaires. Pallier, en somme, le mystère que représente la physique d’aujourd’hui pour les non-initiés, cette science pour le moins contre-intuitive, devenue si complexe que les tentatives d’analogies s’épuisent à en rendre les contours et la majesté. Trouver les arguments pour convaincre, enfin, qu’il est primordial de continuer à faire des recherches sur des objets dont on ignore tant la nature que l’utilité future.

A lire: Sophie Houdart, «Les incommensurables», Ed. Zones sensibles, 2015.

«Les utopies sont des formes de dictature incroyables»

Responsable de la section architecture à l’EPFL, Nicola Braghieri est également chargé d’un cours intitulé «Visions et utopies» dans le cadre du master d’architecture. Il donne quelques clés pour déchiffrer cet objet aux contours quelquefois ambigus qu’on nomme utopie.

Qu’est-ce que le concept d’utopie a en lien avec l’architecture?

Les architectes ont en tête des idées qui sont figurées mais qui n’existent pas. Leur mission est de construire des histoires, à travers le dessin, à travers le descriptif. Mais dès que l’architecture est construite, elle perd sa raison d’être utopique. Les grands architectes du XXe siècle qu’on a appelé utopistes avaient simplement des projets avec une charge visionnaire plus grande que les autres.

L’utopie est-elle moins présente en Suisse qu’ailleurs, puisqu’il y a tant de réglementations chez nous?

De l’extérieur, la Suisse est considérée comme une société qui a réalisé beaucoup de rêves et d’utopies. Venant de l’étranger, j’en fais l’expérience tous les jours. Ce pays a une forte charge visionnaire, on peut le voir dans le design, dans les projets de logement, dans la possibilité d’avoir une vision pour 2030, voire 2040. Tous les pays ne peuvent pas se permettre une vision à aussi long terme. Mais la Suisse est le contraire de l’utopie. C’est le pays où beaucoup de visions utopiques sont réalisées.Il semblerait que le terme même souffre d’un usage abusif. Il y a en effet un grand malentendu sur le mot «utopie». Pour bien le comprendre, il faut se fier à son étymologie. C’est Thomas More qui a composé ce mot. En réunissant le topos, qui signifie «lieu» avec un alpha privatif, il suppose un lieu qui n’existe pas. Il ajoute aussi le u –, eu- en grec, qui veut dire «bon». Je pense que c’est volontaire de sa part. Toute utopie réside entre l’ambiguïté d’une société parfaite et d’un lieu qui n’est pas.

Une utopie demeure donc irréelle par définition?

Oui, elle n’existe pas. Au figuré, c’est une île. Le concept est détaché de la réalité. Par conséquent, le Goetheanum, par exemple, ne peut pas être une utopie, car il est construit. Le Monte Verità non plus. Nous avons d’ailleurs cherché avec des étudiants à redessiner la ville «Utopie» de Thomas More. C’est impossible. Les descriptions sont incohérentes, incompatibles et architectoniquement très vagues. L’utopie a la nécessité de jouer avec des conditions qui ne sont pas celles de la réalité.

L’utopie serait donc un monde fantasmé?

La plupart des utopies décrites dans la littérature sont des métaphores utilisées pour mettre en doute l’organisation sociale vécue par l’auteur. Ces œuvres constituent de dures critiques envers le pouvoir. C’est sans doute pour cela que les grands écrivains utopistes ont connu des morts violentes: Thomas More a été pendu, Francis Bacon a disparu de manière obscure, Thomas de Campanel a été brûlé. Il est difficile d’imaginer une société idéale pour chacun. Les utopies sont des formes de dictature incroyables! Elles représentent un programme social structuré et dans chacune d’entre elles, il y a suppression de liberté d’expression personnelle, car la communauté devient plus importante. L’individualité est complètement détruite au nom du bien commun. De plus, elles doivent se développer en vase clos. Sans être perméables, car si quelqu’un s’y introduit, il peut casser tout son système.

Y a-t-il encore des utopies aujourd’hui?

Notre société a, aujourd’hui, une vision très noire du futur. Alors que dans les années 1950 et 1960, l’optimisme dominait. Nous sommes plus conscients de l’état des choses, on est moins naïfs, moins enthousiastes. En règle générale, on attend de voir. Mais par nature, l’homme est visionnaire. Sinon il se suicide. Nous avons tous le droit à l’utopie. Et en tant qu’architecte, c’est même un devoir.  Propos recueillis par Catherine Rüttimann