Fin 2009, un scénariste, un producteur, un réalisateur et trois scientifiques étaient réunis dans une salle de conférences à Los Angeles pour discuter de Thor – un long-métrage tiré d’un comics de Marvel [un des principaux éditeurs de bandes dessinées aux Etats-Unis], lui-même inspiré de la légende du dieu nordique du tonnerre. Au début du film, Thor, guerrier arrogant, devait rompre une trêve en attaquant les Géants des Glaces. L’équipe du film décrivait sa vision de la bataille et Sean Carroll, un spécialiste en physique théorique de l’Institut de technologie de Californie, constata un problème. “Ils voulaient que les géants tombent du bord d’une planète en forme de disque, raconte-t-il. C’était absurde. D’où venait la gravité qui les tirait vers le bas ? Pas mal de spectateurs savent comment fonctionne la gravité, et ils auraient sûrement tiqué. Il y aurait eu des rires dans les salles.”

Bande annonce du film Thor

Sean Carroll et les autres chercheurs expliquèrent leur point de vue. “Certains nous ont manifestement pris pour des rabat-joie coincés”, se souvient-il. Mais le producteur Kevin Feige se rangea du côté des scientifiques et, dans la version finale [sortie en France en 2011], la planète des Géants des Glaces est sphérique. Ce n’est là que l’un des aspects sur lesquels Carroll, 45 ans, qui a aussi joué le consultant sur des films comme Tron, l’héritage [2011] et la série télévisée Bones [diffusée depuis 2007 sur M6], a aidé la production.

En guise de châtiment pour avoir brisé la trêve, Thor est exilé sur terre. Feige trouvait que l’expression “trou de ver”, utilisée pour décrire le passage à travers l’espace-temps qui conduisait le héros sur notre planète, faisait “trop années 1990”. Carroll suggéra d’employer le nom scientifique du phénomène, le “pont d’Einstein-Rosen”. Dans le film, les explications nécessaires sont fournies par l’astrophysicienne Jane Foster, campée par Natalie Portman. Et Carroll a contribué à définir les mobiles de ce personnage.

Les scientifiques collaborent avec Hollywood depuis les débuts du cinéma, mais maintenant que les films de science-fiction sont devenus de gros pourvoyeurs de recettes – on en comptait six en moyenne parmi les 50 films les plus rentables dans les années 1990 ; dans la première décennie des années 2000, la proportion est montée à 50 % –, le cinéma américain fait davantage appel aux experts pour se documenter.

“Plus on ancre un film dans la réalité, mieux il fonctionne”, confie D. J. Gugenheim, le vice-président chargé de la production chez Inferno Entertainment. Et les scientifiques sont d’autant plus disposés à aider Hollywood qu’ils y voient la possibilité de présenter la science à un public élargi et d’humaniser leur profession. “Les gens se font souvent une idée de la science à partir des films, justifie Sean Carroll. Je veux contribuer à ce qu’ils s’en fassent une idée juste.”

Un public très informé


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Le Science & Entertainment Exchange

Pour améliorer la circulation de l’information entre la communauté scientifique et Hollywood, l’Académie nationale des sciences a créé en 2008 le Science & Entertainment Exchange, une organisation située à Los Angeles, chargée de mettre en rapport réalisateurs et chercheurs en biologie, chimie et autres disciplines. Pendant sa première année, les scientifiques de l’organisation ont joué les conseillers (bénévoles) sur 70 projets ; en septembre 2011, ils en étaient à 350. Les créateurs de séries comme Fringe [diffusée depuis 2009 sur TF1] ou The Big Bang Theory [depuis 2008 sur TPS Star] et de films comme Green Lantern [2011] et Battleship [2012] ont tous consulté les scientifiques de l’Exchange.

Mais science et divertissement ne font pas toujours bon ménage. “Certes, les créateurs d’histoires prennent peut-être les scientifiques pour des geeks, mais ils les respectent”, relativise Malcolm MacIver. Ce professeur associé d’ingénierie biomédicale à la Northwestern University a été consultant sur le long-métrage Tron, l’héritage. “Ce respect n’est pas toujours réciproque, ajoute-t-il. Les scientifiques trouvent en effet que les cinéastes nivellent par le bas pour faire du fric.” Et même s’ils tiennent les scientifiques en haute estime, certains cinéastes ont du mal à travailler avec eux. “Quand les scientifiques disent : ‘Non, vous ne pouvez pas faire ça !’ le cinéaste ne trouve pas cela d’un grand secours”, souligne Sean Carroll.

De nos jours, le public est très informé et cultivé. Avec Internet, il n’y a pas grand-chose qu’il n’ait déjà vu. Les créateurs de films se tournent donc vers les toutes dernières avancées de la recherche. “Les scientifiques sont plus imaginatifs que nous, gens de Hollywood”, confie Jeffrey Silver, le producteur de 300 [2006] et Terminator renaissance [2009]. “Avant, je disais : ‘on ne voit ça qu’au cinéma’. Maintenant je dis : ‘on ne voit ça que dans la science’”.

En outre, le spectateur moyen est moins enclin à passer sur les invraisemblances. “Si les gens perçoivent une déconnexion entre la logique d’un film et les lois scientifiques qui gouvernent l’univers mis en scène, ils risquent de ne pas aimer”, confie D. J. Gugenheim. Et les spectateurs postent leurs critiques sur Internet où elles se répandent plus vite qu’un virus zombie. “Les consultants aident à construire un film selon des règles qui permettent de rester dans le registre du théoriquement plausible, ajoute-t-il. C’est ce qui fait que le film a l’air vrai – et empêche un mauvais bouche-à-oreille qui pourrait nuire aux recettes.”

De leur côté, les scientifiques s’inquiètent davantage de l’effet que les inexactitudes pourraient avoir sur la culture scientifique en général. Dans Le Jour d’après [2004], une période glaciaire provoquée par l’homme intervient en une semaine seulement, alors qu’il faudrait au moins une décennie pour que cela arrive en réalité. Et les scientifiques qu’on voit dans K-19 : le piège des profondeurs [2002] craignent qu’un réacteur de sous-marin nucléaire explose – or un réacteur endommagé n’explose pas, il fond.

Si la plupart des scientifiques sont disposés à jouer les consultants, ce n’est pas seulement pour veiller sur leur discipline, mais aussi parce qu’ils souhaitent être dépeints correctement à l’écran. “Il est rare de voir un personnage de scientifique auquel s’identifier”, regrette Sheril Kirshenbaum, chercheuse associée au Center for International Energy and Environmental Policy (CIEEP) de l’université du Texas. C’est pour cette raison que, dans Avatar [2009], James Cameron a créé le personnage de Grace, la xénobotaniste. “Dans les films, les scientifiques sont en général des minables ou des méchants, confie-t-il. Je voulais rendre hommage à leur intelligence et à leur passion.”

Travailler à Hollywood peut être pédagogiquement instructif pour les consultants novices. C’est ce que Sean Carroll a découvert lors de sa première mission. Il planchait sur Anges et Démons [2009], de Ron Howard. Dans le film, le professeur Robert Langdon [joué par Tom Hanks] s’efforce de trouver de l’antimatière volée au Grand Collisionneur de hadrons du Cern. Quand l’antimatière et la matière entrent en contact, elles s’annihilent mutuellement dans une violente explosion. Howard se demandait ce que ça donnerait si celle-ci avait lieu en plein ciel. Carroll a avancé qu’on aurait probablement une série de rugissements rapides, provoqués par l’afflux d’air dans le vide créé par l’explosion. La grève des scénaristes en 2007 a perturbé la production et son travail de consultant. “Ils avaient dépassé leur budget et avaient pris trop de retard, alors nos échanges en sont restés là, raconte-t-il. C’est ça, Hollywood. J’ai été agréablement surpris par la curiosité intellectuelle des personnes concernées, mais déçu par le fait qu’on ne puisse pas toujours faire les choses comme il faudrait.” Anges et Démons a fini par sortir en salle en 2009. La production avait “plus ou moins” tenu compte des conseils de Carroll, selon ce dernier.

En fait, les cinéastes passent souvent outre les recommandations des scientifiques. Le paléontologue Robert T. Bakker avait constaté en travaillant sur Jurassic Park [de Steven Spielberg, 1993] que les concepteurs des dinosaures “étaient plus forts en morphologie animale que la plupart des professeurs d’université”. Ils avaient dessiné les crocs du tyrannosaure en forme de banane comme il se doit, mais “les instances supérieures n’ont pas aimé. Ils ont donc dû mettre des crocs plus acérés sur le tyrannosaure en images de synthèse et sur sa version animatronique.”

Les cinéastes défendent leur liberté de création ; leur première mission, arguent-ils, c’est de divertir. Pour le film catastrophe 2012 [sorti en 2009], le réalisateur Roland Emmerich voulait une inondation à l’échelle planétaire, ce qui était impossible. “Il n’y a pas assez d’eau sur terre pour ça, reconnaît-il, alors il fallait trouver autre chose.” Emmerich a demandé à un géologue de partir de la théorie du déplacement de la croûte terrestre, élaborée en 1950. “Il a déclaré : ‘ça ne peut pas arriver.’ Nous avons répondu : ‘Bon, et si ça arrivait quand même, comment ça se passerait ?’” Le producteur Jeffrey Silver consulte souvent des experts scientifiques, mais même lui considère que “du moment qu’une histoire ne viole pas une loi fondamentale de la physique, on peut se permettre d’aller très loin”.

Un chirurgien sorcier

Enfin, les consultants comprennent que cinéma et recherche ne sont pas synonymes. “Il faut accepter que le but est avant tout de raconter une histoire”, tranche Kevin Hand, planétologue au Jet Propulsion Laboratory de la Nasa. Et Marty Perreault, le directeur de Science & Entertainment Exchange, de renchérir : “Nous ne sommes pas la police scientifique.” Les consultants prennent également conscience que ces films peuvent amener les jeunes spectateurs à s’intéresser à la science. “Je peux écrire un livre qui explique la vraie physique et toucher quelques milliers de personnes, déclare Sean Carroll. Ou je peux aider à créer un personnage joué par Natalie Portman dans un film qui touchera des millions de personnes. Et parmi elles, il y aura des jeunes filles qui verront Natalie Portman interpréter une scientifique.”

Après Thor, Carroll est passé à Doctor Strange, une autre adaptation de comic strip de superhéros [prévue sur les écrans en 2013]. Le personnage principal en est un chirurgien qui devient le Sorcier Suprême de la Terre. Carroll a pour mission de poser des limites aux pouvoirs de ce dernier. “Il faut des contraintes pour provoquer la tension”, explique-t-il. Après tout, un monde où tout est possible donne un film ennuyeux. C’est quand la science impose des limites à ce que peut faire un superhéros que le vrai spectacle commence.