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Souveraineté technologique : le grand réveil

par Evgeny Morozov, 3 octobre 2018
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Coupe de France de robotique, 2013

Au milieu des lamentations que suscite l’inévitable progression du nationalisme et du populisme, on pourrait aisément passer à côté des changements surprenants et salutaires qui se sont opérés dans l’opinion publique au cours des deux dernières années. Bien malgré lui, même Donald Trump peut avoir des effets positifs.

Ce changement d’attitude transparaît notamment dans la manière dont nous appréhendons les dilemmes que soulèvent les mesures prises en matière de nouvelles technologies. L’idée même du « numérique », conçu comme un royaume magique et intouchable capable d’apporter à tous la prospérité grâce à une succession de « disruptions », est dépassée. Les questions épineuses posées par la technologie ne sont plus la prérogative des bobos du magazine Wired ou des conférences TED ; elles sont revenues sur leurs terrains d’origine : le commerce international, le développement économique et la sécurité nationale.

Que nous enseignent les prophètes du numérique sur le monde réel ? Pas grand-chose, si l’on en croit le consensus actuel. Enfin ! Et voici que l’État, longtemps jugé trop maladroit pour agir sur le « numérique », est de retour, plus interventionniste que jamais et bien décidé à récupérer sa souveraineté technologique.

La Chine, avec sa nouvelle loi sur la cybersécurité et ses efforts pour atteindre la suprématie mondiale en matière d’intelligence artificielle, monopolise l’attention sur le plan international. Elle est pourtant loin d’être la seule à promouvoir son propre programme technologique.

La Russie a récemment annoncé son intention de contraindre les fonctionnaires à utiliser des téléphones portables produits localement et fonctionnant avec des systèmes d’exploitation locaux. Afin de faciliter cette mission, Rostelecom, le géant des télécommunications contrôlé par Moscou, a fait l’acquisition des deux entreprises à l’origine de Sailfish, un système d’exploitation conçu par Nokia.

Lire aussi Kevin Limonier, « Internet russe, l’exception qui vient de loin », Le Monde diplomatique, août 2017.

L’Inde, au grand dam des entreprises américaines, exige que les grands groupes étrangers spécialisés dans les nouvelles technologies et les moyens de paiement stockent leurs données sur place, en invoquant principalement des raisons de sécurité nationale, mais aussi la nécessité de garder une certaine souveraineté technologique. Certains poids lourds indiens des technologies, déjà étroitement associés à leurs homologues chinois, ont salué cette mesure, dans l’espoir qu’elle apporte plus d’équité entre eux et les plateformes américaines.

Le gouvernement italien, où la coalition au pouvoir entre le Mouvement 5 étoiles et la Ligue de Matteo Salvini est coutumière des controverses et/ou des mauvaises décisions politiques, s’engage dans la même direction, promettant d’empêcher la vente de Sparkle, un grand opérateur de fibre optique. En outre, le magazine en ligne Politico a récemment publié une note de synthèse qui circulait en interne au sein de la Commission européenne, et qui soulignait les risques de la dépendance de l’Europe à la marque chinoise Huawei (espérons que la Commission finisse par trouver des solutions concernant sa dépendance bien plus grande vis-à-vis des logiciels et services de cloud américains…).

Notons aussi que la souveraineté technologique intéresse beaucoup les pays qui veulent se présenter, officiellement du moins, comme des alternatives cosmopolites et internationalistes au projet nationaliste de Donald Trump : la France et l’Allemagne.

Ainsi, Mme Florence Parly, ministre française des armées, a annoncé le mois derniersa volonté de « réduire [la] dépendance vis-à-vis des composants américains », tandis que ses services de renseignement s’efforcent de trouver des alternatives aux services de Palantir, entreprise fondée par Peter Thiel, étroitement liée à Washington. Fin juillet, Laëtitia Romeiro Dias, députée La République en Marche de l’Essonne, a demandé au gouvernement de créer un commissariat sur la souveraineté numérique qui aurait pour objectif de « rendre les autorités françaises autonomes vis-à-vis de la toute-puissance » des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft).

L’Allemagne, dont la chancelière décrivait Internet comme « un territoire vierge » il y a seulement cinq ans, a changé elle aussi. Après avoir vu les inventeurs chinois s’emparer des joyaux de son industrie robotique et technologique, Berlin ose enfin utiliser son droit de veto pour bloquer les acquisitions et envisagerait même la possibilité de créer un fonds national capable d’acheter des parts dans les grandes entreprises technologiques allemandes.

Niant ce projet, une porte-parole du ministère de l’économie a néanmoins reconnu que le gouvernement s’intéressait « à la création d’un mécanisme visant à garantir la souveraineté technologique allemande ». Le ministère de l’intérieur et la fédération patronale allemande (Bundesverband der deutschen Industrie, BDI) ont récemment signé une déclaration commune d’intention favorable au développement de produits et services qui permettraient de « réduire la dépendance allemande vis-à-vis des technologies étrangères ».

Mais que souhaitent ceux qui ne recherchent pas la souveraineté technologique ? La mondialisation et le libre-échange, répondait-on auparavant. Aujourd’hui cependant, aucun gouvernement ne peut rester crédible en prônant une plus grande libéralisation des échanges de données, de logiciels ou d’appareils informatiques. Tous les responsables politiques doivent donc choisir entre deux approches : réaffirmer leur souveraineté technologique, ou ne rien faire, faute d’idées ou de marge de pouvoir suffisante — pensons aux querelles politiques au Royaume-Uni par exemple.

Lire aussi Martine Bulard, « Chine - États-Unis, où s’arrêtera l’escalade ? », Le Monde diplomatique, octobre 2018.

Le ton est monté d’un cran dans les débats actuels sur la technologie, car le « numérique » n’est plus la panacée qu’il représentait autrefois. S’ils semblent moins polis, ces débats ont au moins gagné en réalisme, au sens où les enjeux apparaissent désormais très clairement : il ne s’agit plus d’échanger sur les bienfaits abstraits de la « numérisation », mais d’aborder les risques qu’on encourt si on laisse des puissances étrangères prendre le contrôle de secteurs stratégiques.

Maintenant que la Maison blanche a entériné une cyber-stratégie autorisant son armée à entreprendre des cyber-attaques sans trop de restrictions, la résilience de l’infrastructure nationale numérique ne peut pas être tenue pour acquise. Si Barack Obama n’a pas eu de scrupules apparents à placer le téléphone d’Angela Merkel sur écoute, qui pourrait croire Donald Trump capable de résister à cette tentation ?

Evgeny Morozov

Traduction depuis l’anglais : Métissa André

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