«La Suisse est un laboratoire intéressant à observer pour l'UE»

Vincent Kaufmann: «La mobilité a deux faces, le déplacement et l’ancrage». © Alain Herzog/EPFL

Vincent Kaufmann: «La mobilité a deux faces, le déplacement et l’ancrage». © Alain Herzog/EPFL

Les récentes votations sur la mobilité et la libre circulation en Suisse devraient amener l’Union européenne à réfléchir aux failles de ses textes fondateurs. C’est le constat de Vincent Kaufmann, chercheur à l’EPFL et co-auteur d’un essai sur la question. 

Directeur du laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL, sociologue et spécialiste des questions de mobilité, Vincent Kaufmann a décidé de sortir de son domaine d’étude habituel, la ville, pour s’intéresser à la Suisse et à l’Union européenne. Avec son confrère espagnol Ander Audikana, il publie un essai sur la mobilité et la libre circulation en Europe et en Suisse. Ensemble, les auteurs reviennent notamment en détails sur l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» du 9 février 2014.

Ce «regard suisse» a pour but de servir de base de réflexion aux pays qui souhaiteraient réfléchir à la libre circulation en Europe et à ses travers. Un parallèle entre la Suisse et le Royaume-Uni post-Brexit est d’ailleurs posé dès la préface de l’ouvrage. Interview.

Comment est né cet essai?

La Suisse est traversée par des enjeux de mobilité de différentes natures depuis des décennies, que ce soit à propos de l’introduction du programme Erasmus, du trafic poids lourds à travers les Alpes, de la limitation des poids lourds à 40 tonnes, de l’initiative Alp Transit, de la libre circulation, du report modal de la route vers le rail… Tous ces sujets ont trait à la mobilité mais ne sont jamais pensés ensemble. Le 9 février 2014, l’histoire s’est répétée: deux objets de votation liés à la mobilité ont été soumis au peuple suisse sans être présentés comme tels. Les Suisses ont accepté ce jour-là l’initiative «Contre l’immigration de masse», qui visait à introduire des quotas sur l’immigration, et la création d’un fonds pour développer les chemins de fer. D’une certaine manière, les Suisses ont donc voté à la fois pour «moins de mobilité» et pour «plus de mobilité», ce qui est un paradoxe. Or, depuis, beaucoup de discours militants et peu d’analyses sociologiques sur ce qui s’est réellement passé le 9 février 2014 ont paru. En partant de ce constat, Ander Audikana et moi avons souhaité montrer l’importance de penser les enjeux de la mobilité ensemble, en Suisse mais aussi en Europe, afin de mieux en comprendre les conséquences.

Quelles sont les conclusions principales de votre analyse?

Lorsque l’on se penche sur les textes fondamentaux de l’Union européenne, comme nous le faisons dans la première partie de l’essai, nous remarquons que les questions de mobilité sont au cœur du projet européen, bien plus que les questions économiques. La mobilité apparaît ainsi dans les textes officiels comme la seule manière d’unifier les Etats nations, de niveler leurs différences en termes de systèmes politiques et de sécurité sociale. Le programme Erasmus pose par exemple clairement cet objectif dans ses textes fondateurs. Mais la mobilité a deux faces, le déplacement et l’ancrage. L’ancrage, c’est déménager à un endroit, y tisser des relations sociales qui comptent, s’imprégner de sa culture et de sa langue, profiter de ses espaces publics, s’identifier à un lieu, s’y attacher affectivement... Or, il y a très peu de réflexions dans les politiques européennes sur ce point. Celles-ci formulent l’injonction de bouger, sans évaluer les conséquences de cette hyper mobilité en termes de développement régional, de cohabitation entre des populations très différentes ou de dumping salarial. Ces enjeux sont laissés aux Etats. Pour nous, c’est un manque.

Comment se traduit ce manque en Suisse, concrètement?

En principe, une entreprise européenne pourrait décrocher un mandat pour planter des arbres dans une petite commune de Suisse. Elle y pratiquera des tarifs imbattables pour les entreprises paysagistes locales. Nous avons ici l’illustration d’une mobilité pensée sans ancrage: on favorise la mobilité sans se demander si c’est juste qu’un tel scénario ait lieu. Ce genre de situations est vécu comme totalement injuste par les populations, mais l’Europe a créé un appareil de droit qui l’ignore. C’est à cause de ce genre de mécanismes que la population européenne se soulève, notamment à travers la montée des populismes. La mobilité défendue par l’Union européenne crée donc autant de problèmes qu’elle n’en résout.

Vous avez interviewé les six présidents des principaux partis de Suisse pour éclairer votre propos. Leurs points de vue sont toutefois cités de manière anonyme dans l’ouvrage. Pourquoi ce choix?

Nous voulions sortir du débat partisan et adopter une position anthropologique. En les relisant, nous avons remarqué que les questions de mobilité échappaient au clivage gauche-droite. Nous trouvons par exemple des postures très libérales des deux côtés, soit l’idée que plus les gens se déplaceront, mieux le monde se portera et, en même temps, un besoin de retourner au territoire avec l’idée qu’il faut mieux maîtriser les flux, qu’ils soient financiers, de personnes ou de marchandises. Nous pensons que c’est à l’interface des deux positions que l’on peut trouver des compromis et des solutions. L’identité locale est importante en Suisse et est actuellement ressentie comme menacée. Une politique de la mobilité est donc sollicitée par la population.

Est-ce précisément ce que l’expérience suisse peut apporter à l’Union européenne, en termes de réflexions sur la mobilité et la libre circulation?

La Suisse souhaite en effet trouver un meilleur équilibre entre l’ancrage et la mobilité. C’est donc un problème pour elle que l’Union européenne pose la libre circulation en dogme car le pays fonctionne différemment. Il n’adhère pas à des dogmes aprioristes mais trouve des compromis à travers le débat et sa démocratie directe. La Suisse est donc un laboratoire intéressant à observer pour les pays européens. Des débats qui n’ont pas lieu ailleurs y sont menés. Nous pensons que la manière dont les compromis se créent sur les questions de mobilité et de libre circulation pourraient permettre à l’UE de sortir d’un certain nombre d’impasses. Notre analyse nous permet par exemple d’affirmer que ce n’est pas une politique de mobilité que l’Europe aurait dû privilégier dans ses textes fondateurs mais une politique d’accessibilité: aux services, aux équipements, aux autres pays. Le but de l’UE ne devrait donc pas être de créer du flux à tout prix mais d’assurer une certaine justice spatiale dans les déplacements des personnes: pour avoir accès au marché suisse, les entreprises européennes devraient pratiquer des tarifs suisses, pour reprendre cet exemple.

L’urgence de modifier cette approche de la mobilité est-elle réelle? Vous pronostiquez dans votre ouvrage un retour en Europe à la cité médiévale, entourée de murailles…

Sans une intervention politique forte de l’Union européenne pour changer la situation actuelle, il y a en effet selon nous un fort risque que des murs, des miradors et des barbelés fleurissent un peu partout en Europe… au point de la transformer en «gated community».

  • Vincent Kaufmann, Ander Audikana, Mobilité et Libre circulation en Europe: un regard suisse, Fondation Jean Monnet, Economica - Les Cahiers rouges, Paris, 2017

Auteur: Sandrine Perroud

Source: EPFL