Un seul ion perturbe un million de molécules d'eau

© 2016 / LBP-EPFL

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Des chercheurs de l'EPFL ont découvert que les molécules d'eau étaient 10'000 fois plus sensibles aux ions que ce que l'on pensait.

L'eau est à la fois simple et complexe. Les molécules d'eau (H2O) ne sont composées que de trois atomes, mais leur comportement collectif est unique, et il n'a de cesse de nous étonner. Les molécules d'eau sont liées entre elles par des liaisons hydrogène qui se font et se défont plusieurs milliers de milliards de fois par seconde. Ces liaisons confèrent à l'eau des propriétés uniques et inhabituelles.
La plupart des organismes vivants sont composés à près de 60% d'eau, mélangée à différents sels. Les interactions entre l'eau, le sel et les ions en disent donc long sur la vie terrestre.

Ce ne sont pas 100, mais bien 1'000'000 de molécules qui réagissent
A l'EPFL, les chercheurs du Laboratoire de biophotonique fondamentale, dirigé par Sylvie Roke, ont pu observer l'influence des ions sur la structure de l'eau, avec une précision jamais atteinte. Grâce à une analyse multi-échelle en collaboration avec différents groupes, ils ont démontré que chaque ion avait de l'influence - faible mais mesurable - sur des millions de molécules d'eau, soit 10'000 fois plus de molécules que ce que l'on pensait. Dans une publication parue dans Science Advances, les scientifiques expliquent qu'un ion peut «tordre» les liaisons de plusieurs millions de molécules d'eau sur une distance de plus de 20 nanomètres, conférant au liquide une consistance plus «rigide». «Jusqu'ici, il n'était pas possible d'observer ce qui se passait chez plus de cent molécules. Nos mesures montrent que l'eau est bien plus sensible aux ions qu'on ne le croyait», commente Sylvie Roke, elle-même surprise par ce résultat.

Les molécules s'alignent autour des ions
Les molécules d'eau sont composées d'un atome d'oxygène chargé négativement, et de deux atomes d'hydrogène chargés positivement. La molécule en forme de «mickey» n'a donc pas la même charge en son centre qu'à ses extrémités. Lorsqu'un ion, qui est un atome électriquement chargé, arrive au contact de l'eau, le réseau des liaisons hydrogène est perturbé. Cette perturbation s'étend à des millions de molécules environnantes, et pousse les molécules d'eau à s'aligner dans une direction donnée. Un peu comme si le réseau de liaisons entre les molécules se «solidifiait» entre les différents ions.

De l'échelle atomistique à l'échelle macroscopique
Les chercheurs ont effectué des tests à trois échelles différentes. Ils ont effectué des mesures optiques ultra-rapides pour connaître l'orientation des molécules à l'échelle nanométrique, une simulation atomistique par ordinateur, et enfin, une mesure de la structure et de la tension à la surface de l'eau, à l'échelle macroscopique. «Pour cette dernière mesure, nous avons simplement plongé une plaque fine de métal dans l'eau, et tiré gentiment avec un tensiomètre pour voir la résistance de l'eau», explique Sylvie Roke. «Nous avons remarqué que la présence de quelques ions rendait la sortie de l'eau un peu plus facile. Cet effet étrange avait déjà été observé en 1941, mais il était controversé et n'avait jamais été expliqué", continue la chercheuse. Grâce à l'analyse multi-échelle, on sait maintenant que ce phénomène est lié au comportement des liaisons hydrogène en presence des ions. "La "solidification" du réseau des liaisons hydrogène rend la surface plus flexible".

Les tests : différents sels et différentes eaux
L'expérience a été menée avec 21 sels différents : tous ont perturbé l'eau de la même façon. Les scientifiques ont alors étudié l'effet d'un ion sur de l'eau dite «lourde», c'est à dire de l'eau dont les atomes d'hydrogène sont des isotopes lourds (avec un neutron en plus dans le noyau). Habituellement, ce liquide est pratiquement similaire à l'eau. Or dans ce cas, il a montré des propriétés très différentes. Pour perturber l'eau lourde de la même façon que l'eau normale, il était nécessaire d'insérer une concentration en ions 6 fois supérieure. Une preuve de plus de la singularité de l'eau.

Aucun lien avec la mémoire de l'eau ou l'homéopathie
Sylvie Roke et ses collaborateurs en ont conscience : il serait tentant de faire un lien entre les résultats sensationnels qu'ils ont obtenus, et certaines croyances controversées autour de l'eau. Ils tiennent toutefois à se distancer de toute interprétation farfelue. «Notre recherche n'a rien à voir avec la mémoire de l'eau, ou avec l'homéopathie», assure Sylvie Roke. "Nous récoltons des données scientifiques, qui sont toutes vérifiables. A titre d'exemple, il faudrait mesurer une influence sur un autre million de milliards de milliards de molécules pour s'approcher des théories liées à l'homéopathie. Et même si c'était le cas, ce ne serait pas une preuve suffisante.»

Les nouvelles informations relative au comportement de l'eau sont utiles pour la recherche fondamentale, mais pas seulement. L'interaction entre l'eau et les ions est omniprésente dans des processus biologiques liés aux enzymes, aux canaux ioniques ou au repliement des protéines. Tout savoir supplémentaire est à cet égard est utile pour une meilleure compréhension du fonctionnement de la vie.

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Référence:

Chen Y, Okur H. I, Gomopoulos N, Macias-Romero C, Cremer P. S, Petersen P. B, Tocci G, Wilkins D. M, Liang C, Ceriotti M, Roke S, Electrolytes induce long-range orientational order and free energy changes in the H-bond network of bulk water, Science Advances

Collaborations:

Laboratoire de science computationnelle et modélisation (EPFL) de Michele Ceriotti
Groupe de Paul S. Cremer de Pennsylvania State University
Groupe de Poul B Petersen de Cornell University
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Auteur: Laure-Anne Pessina

Source: EPFL